On vous en parlait il y a quelques temps maintenant : Canard PC, journal papier français de référence sur le jeu vidéo PC, sortait une application pour iPad sur l’AppStore (à télécharger gratos ici) proposant au format numérique son trimestriel dédié au matos, le bien nommé Canard PC Hardware. Le format de l’application était plutôt innovant et la lecture, enrichie par les possibilités de mise en page du format digital, n’en était que plus plaisante.

Sur LesArdoises, on était vraiment intéressés par ce passage du format papier au format numérique et par les interrogations qu’il soulève : est-ce que les tablettes ont ce pouvoir souvent débattu de sauver la presse papier ? Faut-il une autre équipe de maquettistes pour s’occuper d’une version dématérialisée ? Quelles sont les contraintes de l’Apple Store, d’iBooks 2 ? Et Android, c’est pour quand ?

Pour éviter de rester avec toutes ces incertitudes existentielles à l’esprit, nous avons posé nos questions à Ivan, co-fondateur et journaliste chez Canard PC, qui a bien gentiment pris le temps de nous répondre. L’interview est dans la suite !

———————————

Je suis Ivan Gaudé, un des co-fondateurs de Canard PC et de sa maison d’édition, la société Presse Non-Stop. Aujourd’hui je m’occupe du développement vers le numérique de Presse Non-Stop, tout en tenant une chronique régulière dans le journal (« Au coin du jeu ») sur les évolutions de l’industrie du jeu vidéo.

Canard PC est un bimensuel (une parution tous les 15 jours) consacré au jeu vidéo sur PC. Il a été lancé fin 2003, par six journalistes qui travaillaient au magazine Joystick lorsque celui-ci appartenait au groupe Hachette. Nous sommes partis lorsque Joystick a été vendu au groupe Future (devenu ensuite Yellow Media puis récemment M.E.R.7), pour qui il nous était impossible de travailler. C’était il y a plus de huit ans.
Canard PC a donné naissance à un cousin (oui, c’est bizarre les mœurs de la presse…), le trimestriel Canard PC Hardware, consacré au matos informatique et électronique. Il accueille aussi en son sein un neveu (la famille, même éloignée, c’est sacrée), le supplément « Console Magazine », un cahier de 16 pages consacrées aux consoles, téléphones et autres tablettes.

• LesArdoises : Très bien, entrons rapidement dans le sujet qui nous tient à coeur : 2004, Söldner, pourquoi ? Non je déconne, parlons plutôt de votre application CPC Hardware pour iPad. Est-ce votre première incursion dans la vente dématérialisée ?

On avait bien fait quelques essais avec Canard PC sur les plates-formes de distribution de journaux genre relay.fr ou madeinpresse.fr, mais on a laissé tomber très vite. Dans le meilleur des cas cela n’intéressait personne. Donc le portage de Canard PC Hardware sur iPad est notre premier vrai pas dans la vente dématérialisée.

« Une fois Canard PC Hardware bouclé pour le kiosque, c’est le rush : il faut reprendre toutes les pages pour l’édition tablette »

• LesArdoises : L’iPad a aussi l’avantage de proposer quelque chose de plus qu’un .pdf du magazine. La mise en page est d’ailleurs un poil déroutante au début, mais après quelques minutes, on se demande pourquoi tous les magazines ne se lisent pas ainsi. Ca vient de vous, ou vous avez fait développer tout ça par un studio ?

Ce dispositif de lecture « en croix » (verticalement pour passer d’une page à l’autre dans un même article, et horizontalement pour passer d’un article à l’autre) était celui qu’on préférait. Du reste, j’ai l’impression que c’est en train de devenir un standard pour les journaux qui ne se proposent pas simplement en PDF plus ou moins enrichi.

Quatre pages pour un dossier dans la version papier…

• LesArdoises : iPad iPad… je me demandais, comme CanardPC Hardware s’adresse plus à des barbus dans leur cave qu’à des hipsters au Starbucks, pourquoi ne pas avoir développé une application Android en même temps ? Est-ce prévu ?

Oui, c’est vrai que le possesseur type d’iPad n’est pas a priori le premier lecteur de Canard PC Hardware. En réalité, le choix de l’iPad s’est fait en croisant plusieurs critères :

• D’abord, la machine d’Apple détient 75 à 80% du marché des tablettes haut de gamme en France. Donc économiquement, ça n’a pas de sens de commencer par autre chose.
• Ensuite, précisément parce que ce n’est pas le lectorat typique de Canard PC Hardware, c’est intéressant : nous sommes sûrs de toucher pour l’essentiel un nouveau public. C’est à moyen terme beaucoup plus intéressant que de transformer des lecteurs « papier » en lecteurs « tablette ». Et comme Canard PC Hardware propose aussi des dossiers sur des sujets concernant l’électronique au sens plus large (la photo numérique, les tablettes, les albums photo, les piles, le Cloud…), nous sommes persuadés qu’il peut intéresser le public iPad qui appréciera, comme les autres, le côté indépendant et sans concessions du magazine.
• Enfin, nous utilisons une solution logicielle française (oui, Cocorico !) pour réaliser l’application (http://www.aquafadas.com/fr//) et ces outils ne sont pas encore disponibles pour la plate-forme Android. Nous étudierons les solutions et la faisabilité du portage dès qu’ils le seront, ce qui devrait intervenir au cours du premier semestre 2012.

• LesArdoises : …et j’imagine qu’il y a déjà un surplus de boulot pour la version iPad. Est-ce que tu peux m’en dire plus sur l’organisation nécessaire pour faire tourner cette application ? Vous avez un maquettiste qui s’occupe uniquement du virtuel ?

Aujourd’hui nous travaillons avec l’agence indépendante parisienne Piment Rouge (http://www.piment-rouge.com/). C’est elle qui réalise avec nous la transformation des gabarits de mise en page « papier » en gabarits « tablette ». Une fois Canard PC Hardware bouclé pour le kiosque, c’est le rush : il faut reprendre toutes les pages pour l’édition tablette. C’est un gros boulot, surtout quand on propose les deux formats de lecture (Portrait et Paysage), ce qui explique le décalage qu’il y a entre les deux sorties. Un décalage qu’on espère arriver à réduire à deux-trois semaines prochainement.

… et une page interactive une fois la moulinette numérique mise en marche.

• LesArdoises : Personnellement, qu’importe le délai, je suis conquis : pouvoir acheter mon Canard à 3h du mat dans mon lit, c’est le pied. Mais est-ce que le succès est au rendez-vous, est-ce rentable pour un magazine ? Votre lectorat a-t-il augmenté ?

Il est trop tôt pour tirer des conclusions sur ce marché, nous nous donnons un an au moins pour voir. Les ventes sont modestes, mais les retours sur la qualité sont très bons, ce qui est le principal pour nous. L’avantage d’une structure légère comme Presse Non-Stop, c’est que mettre en route ce genre de projet se fait vite et ne coûte pas des fortunes colossales. Nous pensons que le marché des tablettes sera intéressant pour les magazines dans les années qui viennent. Donc nous sommes là pour faire des essais et apprendre, afin de préparer l’avenir.

« Apple prend 40% (les 30% c’est juste pour les américains, dans toutes les autres monnaies c’est plus). »

• LesArdoises : C’est sage, quand on voit comme l’édition du côté des livres se coupe l’herbe sous les pieds en France. Par ailleurs, est-ce qu’un système d’abonnement in-app est envisageable ?

C’est compliqué pour nous. Apple prend 40% (les 30% c’est juste pour les américains, dans toutes les autres monnaies c’est plus), donc si l’on ajoute à cela une réduction de 15-20% minimum pour un abonnement, que les lecteurs attendent légitimement, il ne nous reste pas grand-chose. Donc oui, on aimerait bien pouvoir le faire, mais on fait chauffer les calculettes pour voir comment. Surtout que du coup, on pourrait apparaitre dans le « Kiosque » d’Apple, ce qui est intéressant en termes de visibilité.

Encadrement des petites images par le texte… 

• LesArdoises : 40% ! Cela paraît énorme. Les 40% d’Apple, sont-ils prélevés aussi sur les paiements in-app, comme dans votre application, ou uniquement sur le Kiosque ? A titre de comparaison, pourrais-tu nous indiquer la part des revenus prélevée sur une édition papier (imprimeurs, distributeurs etc.) ?

Apple se rémunère sur tout ce qui est payant : application et paiements in-app. Kiosque ou App Store, ça ne change pas. Bien que ce ne soit explicite nulle part, pour l’instant il y a consensus pour considérer que ce taux de 40% inclue la TVA et qu’elle est donc payée par Apple (au Luxembourg ou en Irlande, donc moins cher). En France, le réseau de distribution des journaux se rémunère en fonction des résultats d’un magazine : plus un magazine génère d’invendus, plus le taux de commission du réseau de distribution est élevé. Dans un cas normal, c’est un peu moins de 40%. Mais les coûts fixes (imprimeur notamment) sont bien plus élevés que pour une version tablette, évidemment. Quoique certains éditeurs ont payé leur technologie des fortunes…

Le sauvetage de la presse papier par les tablettes tactiles ? « Une vaste connerie »

• LesArdoises : Tant qu’on est sur la distribution, qu’est-ce qui vous empêche encore aujourd’hui de sortir également le Canard PC classique sous cette forme ? Ou je me trompe et c’est déjà dans les starting-blocks ?

Il y a un problème de périodicité : Canard PC sort tous les quinze jours, or c’est le temps minimum qu’il nous faut pour réaliser une version tablette à partir de la version papier. Cela signifie que cette dernière serait systématiquement en retard d’au moins dix jours sur le kiosque. C’est tolérable pour un trimestriel comme CPC Hardware, mais pour un bimensuel, c’est absurde. Ou alors, il faut faire du simple PDF, mais ce n’est pas notre option.
Donc oui, nous réfléchissons à une version tablette de Canard PC, mais ce sera une formule différente du papier. Nous y travaillons en ce moment et j’espère pouvoir annoncer quelque chose assez rapidement. Ce sera sur iPad et dès que possible sur Android.

• LesArdoises : Excellente nouvelle qui plaira sûrement à nos lecteurs (et aux vôtres) ! Mais alors, cet investissement dans le numérique n’est pas juste un effet de mode, croyez-vous au “sauvetage de la presse papier” grâce aux tablettes ?

Non, c’est une vaste connerie. La « presse » qu’on parle de sauver, ce sont essentiellement les quotidiens. Tels qu’ils sont faits aujourd’hui, et au prix où ils sont vendus, les lecteurs n’en veulent plus. A mon avis, ils n’en voudront pas plus sur tablette que sur papier.
Nous ne sommes pas dans la logique d’un éditeur qui cherche à fourguer autrement un produit en déclin. Presse Non-Stop a huit ans, et ça fait huit ans que nos ventes augmentent tous les ans. Je crois que si les tablettes s’installent, ce sera un nouveau marché, un nouveau média. Et de même qu’on ne fait pas un site web à l’image d’un journal papier, on devra trouver comment faire un journal ou un magazine tablette. En tout cas, c’est notre démarche.

… ou large popup en plein écran : choisissez votre format ! 

• LesArdoises : On pense exactement la même chose et le problème du “format tablette” est très débattu, parce qu’il est nouveau et que beaucoup d’acteurs du marché n’ont pas compris que ce n’était ni un gros portable, ni un simple papier numérique.  Du coup, est-ce que les éditeurs de presse n’auraient pas intérêt à terme  à avoir une division tablette qui s’occuperait de la “mise en app” au rythme de la rédaction des articles ? Une sorte de maquettiste à la frontière entre le journalisme papier et le développement ?

Le job de maquettiste évolue beaucoup, ne serait-ce que parce que le web est devenu indispensable et qu’il réclame des compétences supplémentaires, mais je ne suis pas sûr que les tablettes y changent grand chose.

Ce qui est certain, c’est que la presse doit faire une révolution technologique, de façon à pouvoir facilement exploiter sa « production » (articles, images, sons…) sur différents formats : papier, web, tablette, mobile… Les rédactions modernes aujourd’hui, et plus encore demain, seront organisées autour d’un système centralisé permettant la gestion facile des contenus (un Content Management Service) : ensuite chaque format de publication pioche dans la « banque » de contenus enrichies en temps réel par les journalistes pour établir les différentes éditions. Nous en sommes très loin chez Presse Non-Stop, mais nous réfléchissons déjà à la façon d’intégrer en interne, dans notre flux de production, la fabrication d’une nouvelle publication sur tablette.

« Nous réfléchissons à une version tablette de Canard PC, mais ce sera une formule différente du papier. »

• LesArdoises : Et iBooks 2 alors, tu en penses quoi ? Apple propose depuis quelques jours (lire notre article) une base personnalisable pour créer du contenu interactif, base qui a pas mal de fonctions que vous utilisez déjà dans votre application. Serait-ce envisageable de l’utiliser comme un modèle standardisé pour Canard PC ? Quels sont les problèmes éventuels du côté de la diffusion, puisque CPC n’est pas un livre ?

Sous réserve que le soft permettant de créer soi-même les iBooks soit performant, c’est une initiative très intelligente. Je suis sûr qu’on pourrait l’utiliser pour reproduire l’essentiel d’un Canard PC Hardware version tablette. Mais cela ne répond pas aux problématiques de la presse, qui portent sur les questions de diffusion et de rendez-vous avec le lecteur : pour un journal, il est important d’avoir une seule application qui hébergera plusieurs numéros de façon à pouvoir fidéliser le lecteur, communiquer en push, proposer de l’abonnement, etc. Si le lecteur est obligé de chercher une nouvelle appli à chaque fois, on le perd : c’est comme si les kiosques à journaux n’étaient jamais positionnés au même endroit.
Par contre, ce peut être intéressant pour créer facilement et rapidement des numéros spéciaux ou hors-série.

• LesArdoises : Un nouveau Dessous slips de Canard PC par Couly au format numérique : je veux ! En tout cas merci beaucoup pour cet entretien fort instructif ! On espère que vous continuerez sur cette lancée et qu’à terme, Canard PC pourra être aussi lu sur Symbian et webOS.

Oui, et sur Amiga pendant qu’on y est. Sérieusement, on cherche comment proposer quelque chose d’intéressant sur smartphones mais là, pour le coup, on n’a pas encore trouvé.

Merci encore à Ivan et à l’équipe de Canard PC.