Après
un premier pas via le hors-série dédié au matériel, le bimensuel
spécialisé Canard PC bien connu depuis ses débuts en 2003 pour son ton
irrévérencieux entre de plein pied dans l’ère digitale en lançant une
formule mensuelle à télécharger sur iPad. Stratégie éditoriale,
particularités de l’édition digitale, risques de censure : Ivan Gaudé
(aka Ivan Le Fou), co-fondateur et en charge de développement numérique,
répond à nos questions.
Hitphone : Pourquoi lancer cette nouvelle appli ?Ivan Gaudé
: Chez Presse Non-Stop (la maison d'édition de Canard PC), aussi
bizarre que cela puisse paraître pour des passionnés spécialistes du jeu
vidéo, nous étions jusque-là très méfiants vis-à-vis du numérique en
matière de médias. Ce n'est pas tant le fait d'être de vieux dinosaures
allergiques à l'évolution (même s'il y a sûrement de cela), c'est plutôt
que le modèle unique proposé par le web, à savoir la gratuité financée
par la pub, nous déplait fondamentalement. Nous sommes attachés au fait
que le lecteur fasse un acte d'achat (ou pas !) pour ce que nous
produisons : c'est une relation plus forte qui s'installe, et surtout
plus saine. Etre gratuit financé à 100% par la pub dans la presse
généraliste, c'est une chose : on peut imaginer qu'un annonceur
automobile fâché laissera la place à un annonceur ravi de
l'alimentation, sans que l'indépendance du média en souffre trop. Mais
dans la presse spécialisée, quand votre sujet-même d'article est votre
annonceur, dépendre entièrement de la publicité amène fatalement à des
tensions et des pressions. L'essor du marché des tablettes nous semble
potentiellement résoudre cette problématique pour nous : concilier
l'innovation, la technologie, le dématérialisé et ses possibilités avec
un modèle économique que nous connaissons bien, dans lequel nous vivons
pour l'essentiel de nos ventes et donc de la qualité de nos relations
avec les lecteurs, plus que de la qualité de nos relations avec les
annonceurs.
C'est pour cette raison que nous avons lancé
successivement les versions iPad de Canard PC Hardware et de Canard PC.
Nous testons ce marché, nous jouons avec ce média pour acquérir un
savoir-faire dans ce domaine et voir ce que nous pouvons y proposer
d'intéressant.
Comment avez-vous travaillé avec l’Agence
Piment Rouge ? Quels étaient vos objectifs avec cette nouvelle mouture ?
Combien de temps le développement a-t-il pris ?Piment-Rouge
est une agence spécialisée dans la communication visuelle, qui
partageait avec nous l'envie de défricher les possibilités de la
publication dématérialisée, en partant d'une solide expérience dans le
print. Piment-Rouge s'est chargé (brillamment) de toute la partie
créative et visuelle sur tablette, à partir des concepts et
positionnements de produits que nous avions décidé et qui sont
différents pour les deux appli citées : Canard PC Hardware est une
déclinaison très fidèle graphiquement au magazine papier, mais qui
apporte le confort du numérique à la lecture (traitement de la mise en
page et des infographies, par exemple); Canard PC mensuel est au
contraire un concept complètement différent, doté d'une nouvelle
maquette, d'une périodicité et d'un prix différents du papier.
Techniquement parlant, notre politique est simple : nous sommes des
journalistes, pas des programmeurs. Nos qualités résident entièrement
dans le contenu et sa mise en forme, et on ne s'improvise pas studio de
développement. Nous avons donc choisi une technologie existante, celle
de la société française Aquafadas, qui nous permet de nous concentrer
sur le contenu, sans écrire une ligne de programmation. Maitriser ces
nouveaux outils nous prend certes un peu de temps, mais sous avons pu
grâce à eux sortir deux applications assez différentes en trois mois.
Pourquoi avoir ici opté pour un rythme mensuel sur iPad ?Une
première raison est on ne peut plus concrète : Canard PC est un
bimensuel (une parution tous les 15 jours) qui se fabrique en flux très
tendus. Une fois le magazine bouclé chez nous, il est en kiosque six
jours plus tard. C'est trop peu pour réaliser une version tablette et la
faire approuver par Apple (ou autres). Plutôt donc que de faire une
version iPad qui serait en retard sur la version papier (c'est le cas
pour Canard PC Hardware, mais moins grave car il est trimestriel), nous
avons réfléchi à un autre concept. L'autre raison est à chercher dans
notre envie de tester. Nous savons que notre public habituel sur Canard
PC a un taux d'équipement inverse de la population générale :
grossièrement 70% Android, 30% Apple. Partant de là, faire une version
iPad n'est intéressant que si elle vise un public nouveau. Et quitte à
s'adresser à un public nouveau, pourquoi ne pas lui proposer un nouveau
magazine ? Par exemple sous la forme d'un mensuel qui se placerait comme
la contrepartie numérique des mensuels concurrents existants, mais à
moitié prix.
Travaille-t-on un journal en version digitale de la même manière qu’un bimensuel papier ? Créez-vous des contenus spécifiques ?Non,
sur iPad, nous ne créons de contenus spécifiques ni pour Canard PC
Hardware, ni pour Canard PC Mensuel. La priorité va toujours au papier :
la version papier est plus riche et/ou en avance. Nous considérons que
c'est un élément de la relation de confiance qui nous lie à la
communauté des lecteurs de Canard PC qui nous soutient depuis des
années. Du coup, oui, nous travaillons grosso modo de la même façon, à
quelques disparités près, liées au support.
Mais à l'avenir, si nous
devions créer un magazine spécial pour tablettes (et cela fait partie de
nos espoirs), le travail serait différent en ce sens qu'il impliquerait
une réflexion tous azimuts sur les illustrations (plus seulement
visuelle, mais vidéo, sonore, animée, etc.), ainsi que sur le chemin
même de la lecture. Il n'est pas du tout évident que la structure d'un
magazine papier (sommaire, enchaînement des rubriques et des articles…)
soit la plus pertinente pour une publication tablette. Il faudra y
réfléchir sérieusement pour provoquer et amuser le lecteur, sans trop le
dérouter.
Connaissant la ligne éditoriale de Canard PC, ne
craignez-vous pas la censure d’Apple, à l’image de Charlie Hebdo qui a
fini par abandonner son projet d’appli ?A vrai dire, on s’y
attend un peu… Les règles du jeu dans ce domaine sont un peu floues avec
Apple. Disons qu’il existe une jurisprudence qui évolue elle-même au
fil des années ! Apple
s’attaque visiblement en premier lieu aux
contenus politiquement non-corrects liés au sexe, à la religion… Je
pense que l’on sera rapidement fixés puisque dès le numéro zéro, des
images de bites apparaissent en illustration d’un dossier ! Nous
réfléchissons effectivement à ce que nous ferons si on nous impose une
censure. Quoi qu’il en soit, nous ne modifierons pas notre rédactionnel
en cas de censure mais je pense que nous indiquerons, dans ce cas,
clairement à nos lecteurs que tel ou tel contenu a du été supprimé.
Qu’apporte, concrètement, la version iPad des numéros de Canard PC ?C'est
d'abord une maquette repensée entièrement, plus aérée et conçu pour la
lecture sur tablette. La tablette permet également de rendre justice à
la qualité des images et des visuels de jeux vidéo, que le papier, même
de bonne qualité, dégrade fatalement. En prime, l'appli Canard PC garde
trace de tous vos achats : vous pouvez effacer vos vieux numéros pour
faire de la place, ils resteront téléchargeables gratuitement quand vous
le souhaitez. C'est enfin un prix très intéressant : 3,99 euros pour
avoir quasiment l'équivalent de deux numéros à 4,30 euros (le numéro 1
de Canard PC Mensuel, qui va sortir sous peu, fait 180 pages sur iPad !)
Quel public visez-vous avec cette application ?Ceux
qui ne connaissent pas Canard PC, et qui vont le découvrir en cherchant
quelque chose à lire sur leur tablette préférée. Ceux également qui le
connaissent mais ne l'achètent pas forcément, pour diverses raisons :
parce qu'ils ne le trouvent pas dans leur kiosque; parce qu'ils n'y
pensent pas tous les 15 jours; parce qu'ils sont à l'étranger; parce que
cela revient trop cher au bout du mois; ou tout simplement parce qu'ils
le liraient bien, mais n'ont pas envie de sortir de leur lit pour
l'acheter.
Comptez-vous développer des applications
communautaires vis-à-vis (ou dans) cette application ? Comment la
communauté de vos lecteurs l’a-t-elle reçue ?Non,
pour l'instant, ce sont des applications "sèches", sans interactions ni
liens avec les sites web ou réseaux sociaux. La principale raison,
c'est que nous voulions que l'expérience de lecture soit complète une
fois le numéro téléchargé : plus besoin de connexion, pas de streaming,
tout le contenu est là, disponible pour le voyage par exemple.
Globalement, notre communauté a été très bienveillante. Bien sûr, nous
nous sommes fait un peu bousculer par les fans d'Android qui se sont
parfois trompés de combat en nous rappelant nos prises de positions très
critiques vis-à-vis d'Apple. Mais je crois que la majorité a bien
compris qu'on peut critiquer la politique d'une société, sans remettre
forcément en cause un écosystème : que ce soit à Canard PC ou auparavant
à Joystick dans les années 90, nous avons souvent par le passé été très
sévères avec Microsoft, tout en considérant que Windows était la
plate-forme de jeux la plus intéressante à nos yeux. Je comprends
parfaitement la frustration de nos lecteurs équipés d'Android qui
voudraient eux-aussi découvrir ce que nous faisons sur tablette. Qu'ils
se rassurent, c'est pour bientôt.
Comptez-vous développer vos activités sur tablettes (par exemple offrir des applications de jeux) ?Non,
nous ne sommes pas développeurs. Nous, notre métier, c'est la presse,
c'est informer en faisant, si possible, sourire. Mais d'autres
publications sur tablette, oui certainement, en fonction de l'accueil
qui sera réservé dans les prochains mois à celles-ci.
Le développement de cette application a-t-il pu impacter sur votre manière de travailler sur le journal papier ?Pour
l'instant non. Mais si ce nouveau marché s'avère aussi intéressant que
nous l'espérons, et si nos lecteurs nous suivent dans cette direction de
développement, nous allons devoir repenser notre chaine de production
éditoriale en interne, pour que ce que nous écrivons soit plus
facilement utilisable ou réutilisable quel que soit le support. C'est un
gros chantier de réflexion, mais nous n'en sommes pas encore là.
Ces ventes sur iPad ne risquent-elles pas de concurrencer celles du journal papier ?Non,
je ne le pense pas. Pas en tout cas tel que nous avons défini et
positionné nos magazines. Je crois que le nombre de lecteurs abandonnant
le papier pour la tablette (il y en aura) sera très largement compensé
par le nombre de ceux découvrant le magazine ou l'achetant plus souvent
grâce à cela. Mais ce raisonnement ne vaut sans doute pas pour les
magazines ou journaux qui se contentent d'une version PDF en guise de
version tablette. Le fait d'avoir produit à chaque fois une vraie
application adaptée au support a un coût, mais en contrepartie une
grosse valeur ajoutée pour le lecteur. Encore une question de respect et
de relation avec le lecteur.
Comptez-vous proposer l’application sur d’autres plates-formes comme Android par exemple ?Oui,
notre priorité désormais est de porter ces deux applications vers la
plate-forme Android, ce que nous espérons pouvoir faire dans les mois
qui viennent, malgré certains écueils techniques prévisibles. Nous
allons également migrer l'application Canard PC Mensuel vers le
"Kiosque" d'Apple (Newstand) au moment de la sortie du numéro 1. Cela
nous permet de proposer enfin des offres d'abonnement à la version iPad,
ce qui était une demande revenant fréquemment.
Les applis
Une fois téléchargée, l’
application gratuite
permet de tester cette version digitale du journal avec un numéro zéro
offert. Chaque numéro mensuel est ensuite à télécharger à 3,99 euros.
Donnant toute leur place aux visuels, la maquette propose une navigation
ingénieuse au sein des contenus du magazine (tests de jeux, reportages,
avant-premières….). Presse Non-Stop propose également l’application
Canard PC Hardware
qui, comme son pendant papier, est davantage orientée sur l’actualité
du matériel. Là aussi, application gratuite avec contenu offert pour
tester la chose puis téléchargement des numéros à l’unité (4,99 euros
pièce).